halhartley.com
Cart 0

Les contes moraux de Hal Hartley : un + un + ?

LA TRILOGIE DE LONG ISLAND

Texte de Bérénice Reynaud

Dans un banal snack-bar de banlieue, un jeune homme (Robert Burke) et une jeune femme (Adrienne Shelly) viennent de se disputer. Elle sort en lui disant : « Va mourir ». Il reste seul à sa table et de la gauche de l'écran apparaît une autre jeune femme. L'échange suivant est filmé en un unique plan séquence :

La jeune femme : Je sais ce qu'il te faut.
Le jeune homme : Pardon ?
La jeune femme : Il te faut une femme.
Le jeune homme : Ah ?
La jeune femme : Cette fille est folle.
Le jeune homme : Je sais, mais elle me plaît.
La jeune femme : Mais elle quitte la ville.
Le jeune homme : Il paraît.
La jeune femme : Alors, qu'est-ce que t’en dis ? Je sais ce qu'il te faut.
Le jeune homme : Pardon ?

Ce dialogue est répété quatre fois (avec une légère variation à la fin), sur un ton impertinent et malgré cela impassible. Soudain, le film que j'étais en train de regarder -The Unbelievable Truth -, le premier long métrage d'un jeune réalisateur encore inconnu à l'époque, s'est mis à résonner différemment. Il y avait une réelle insolence dans cet usage de la répétition et pourtant, cette approche formaliste tout autant qu'espiègle correspondait parfaitement au contenu narratif et émotionnel du film. 

« Lorsque Adrienne Shelly et Robert Burke ont découvert le script, dit Hartley, ils m'ont dit que cela faisait écho à la technique de Meisner. Meisner est un grand professeur de théâtre qui a rompu avec l'Actors Studio. Je n'en avais jamais entendu parler et ils ont donc répété quelques répliques pour moi. C'est un exercice efficace - je m'en sers beaucoup aujourd'hui lorsque je travaille avec de nouveaux acteurs -, mais c'était également très drôle. Il me fallait écrire une nouvelle scène pour cette femme avec Robert et je savais ce qu'elle devait apporter. Mais, à cause de cette expérience, je l'ai écrite de manière à garder ces évidences répétées encore et encore. »

La répétition - son mécanisme, la peur et le plaisir qui vont avec - sont au cœur des travaux d'Hartley. Sur un ton agressif, un père demande à son fils de « répéter ce qu'il vient de dire » ; les personnages se citent les uns les autres - en contexte comme hors contexte - ; tandis que des fragments de phrases tirées de livres apparaissent et disparaissent durant toute la narration. Souvent, la répétition crée un effet spirale : cela aidera un protagoniste à définir sa pensée (c'est-à-dire, chez Hartley, sa relation au monde), que ce soit dans un contexte de liens amicaux entre hommes (comme dans Theory of Achievement, quand deux amis parviennent finalement à composer la phrase qui les décrit le mieux après avoir essayé de nombreuses variations contenant à chaque fois un adjectif supplémentaire : « Jeunes, classe moyenne, diplômés, non qualifiés, fauchés, blancs, bourrés... Je crois qu'on la tient cette fois ») ou en pleine confrontation (Jude, le professeur de littérature de Surviving Desire, est violemment attaqué par un étudiant pour avoir passé un mois et demi sur un seul paragraphe des Frères Karamazov de Dostoïevski). Encore plus troublant, un homme mis au défi par ce que dit une femme se met à répéter la phrase qu’elle vient de prononcer dans l'espoir vain d'en découvrir le secret (ou le secret de la femme en question). Du côté des femmes, la répétition se fait d'abord menaçante puis finit par s'épuiser elle-même pour révèler sous sa surface une vérité plus amère. 

La mère de Maria dans Trust ne cesse de tenir sa fille responsable de la mort de son mari, pour finir par lâcher : « Cet homme a pourri les vingt dernières années de ma vie. Et Maria, d'une seule gifle, le raye de mon existence. Cette fille est douée ! » Sophie, la charmante étudiante de Surviving Desire, est forcée par Jude à répéter au féminin le texte qu'elle pensait avoir écrit sur le désespoir et le manque de foi de son amant - ce qui lui fait réaliser avec tristesse et confusion qu'elle parlait d'elle-même. Dans le même film, une « folle » ne cesse de demander aux hommes qui passent dans la rue de se marier avec elle, jusqu'à ce que quelqu'un la demande bel et bien en mariage, lui faisant admettre qu'elle « voulai[t] seulement que quelqu'un lui demande ». 

La répétition, encore, pour se convaincre soi-même d'une vérité (incroyable ou non) ou pour gagner la « confiance » des autres : les films d'Hartley portent sur l'effet du langage sur la vie, la psyché et le corps de ses protagonistes. Ses personnages emportent des livres partout avec eux et en lisent des passages à voix haute, à l'instar d'Anna Karina dans Alphaville, de Godard. Mais ce besoin irrépressible de lire - tout comme le mécanisme brisé de la répétition - a une autre origine : une dette non réglée. Le meurtre d'un père, le décès d'une mère en couches alors qu'elle donne naissance à son fils, les espoirs frustrés des parents pour leurs enfants, l'échec d’une vie d'adulte qui déborde sur la génération suivante. Les films d'Hartley sont remplis d'adolescents rebelles, de parents brutaux, psychopathes ou lâches, d'adultes incompétents, de jeunes hommes rendus furieux par la stupidité de l’establishment, par des ambitions contrariées ou par intelligence en souffrance face à des jobs dégradants. 

Au-delà des horreurs cachées du roman familial et de l'ennui profond des banlieues, il y a encore un autre prix à payer pour être jeune, influent et américain, c'est-à-dire pour être une personne dont le mode de vie est, d'une certaine manière, responsable de l'imminence de la catastrophe nucléaire. 

Le fait que cette dette à payer demeure vague la rend encore plus insupportable. Maria a-t-elle réellement tué son père ? Le père de Matthew est-il un tyran qui exploite son fils ou est-ce que Matthew est un jeune homme ingrat, difficile et maussade ? Est-ce parce que Matthew s'est re-« trouvé » (littéralement) dans le lit de Peg que Maria se fait avorter ? Josh est-il réellement responsable de la mort de deux personnes ? Devrions-nous réellement « ne jamais avoir peur de notre frilosité dans la recherche de l'amour », comme l'affirme Jude en citant Dostoïevski ? Et pourquoi est-ce que le mot « bourrés » leur vient immédiatement à l'esprit lorsque les deux amis de Theory of Achievement tombent d'accord sur le mort « blancs » ? On ne peut jamais vraiment s’acquitter du fait d'être jeune, de s'ennuyer en banlieue, d'être furieux à New York ou en colère contre ses parents - et encore moins du fait d'être incapable d'aimer et du fait de ne pas savoir, comme le chantait Jacques Brel, « qui [devrait] nous pardonner ».

La quête de l'amour se trouve placée sans complexe au cœur de la majorité des histoires d'Hartley (ou à leur périphéries, pour ce qui concernent les deux courts produits pour la télévision). Mais, comme dans Je, Tu, Il, Elle de Chantal Ackerman (film qu'Hartley admire), il est déjà trop tard avant même que l'histoire ne commence. Avec l'exception notable de The Unbelievable Truth, les histoires d'amour d'Hartley n'ont pas de conclusion. Les personnages tentent désespérément d'être ensemble, sans grand succès. Un troisième élément intervient toujours. Ce sont les anciens amants, les autres partenaires sexuels potentiels (bien qu'on fasse rarement l'amour dans les films d'Hartley) mais surtout les figures déformées de l'autorité : les pères, les mères, les amis, l'ombre des morts (que ce soit celle d'un petite amie décédée ou d'auteurs disparus). En d'autres termes : la Loi. Je prends ici ce mot dans un sens cinématographique (la loi de la narration) plutôt que dans un sens purement psycho-analytique (la loi du père). 

Le cinéma d'Hartley est inlassablement dynamique. Il ne s'adonne jamais à la fascination que peuvent provoquer de belles images, une symétrie ou encore une conclusion parfaites, ce qui, selon la théorie cinématographie, « suspend la narration » pour la remplacer par de la contemplation esthétique. Ses histoires évoluent constamment sur la crête d'un équilibre fragile et c'est la raison pour laquelle elles ne cessent de retenir notre attention. L'un des meilleurs exemples de cela se trouve dans la scène « romantique » de Trust. Matthew propose à Maria de se marier non pas « parce qu'il l'aime ou un truc du genre, » bien qu'il « la respecte et l'admire ». Maria tente alors de lui faire admettre que « le respect, l'admiration et la confiance équivalent à l'amour » et, afin de lui prouver qu'elle lui fait confiance, se laisse tomber de dos dans ses bras du haut d'un mur. Elle essaye alors de le convaincre de faire la même chose. Matthew refuse : étant bien plus lourd, il pourrait la tuer dans sa chute. Ils se disputent. Il semble s'incliner. Mais nous ne saurons jamais à quel point il lui fait confiance. Quelque chose se passe hors champ, attire l'attention de Maria et la narration s'engage dans une autre voie. À la fin du film, alors que tout est perdu, Matthew interroge Maria : « Pourquoi m'as-tu supporté comme ça ? ». « Il fallait que quelqu'un le fasse, » répond-elle au lieu du « Je t'aime » qu’on pourrait attendre. Elle place ainsi leur relation sous le signe de la nécessité, du mécanique, de la répétition, plutôt que dans le flou des « sentiments ».

Au nom de quoi (ou de qui) fallait-il « que quelqu’un le fasse » ? La réponse se trouve dans la manière dont Hartley utilise l'espace hors champ. Si, comme je l'ai suggéré, les personnages ne sont jamais seuls (que ce soit deux êtres qui s'aiment, deux amis qui discutent des femmes, un père s'adressant à son fils), c'est parce qu'il y a toujours quelqu'un qui regarde. La mise en scène d'Hartley, son cadrage, son montage, construisent soigneusement ce point de vue masqué - qui ne coïncide pas entièrement avec celui du spectateur comme l'a fait remarquer Jean-Pierre Oudart dans son emblématique article sur la « suture ». La majorité de ces échanges sont filmés en plans serrés, centrés sur la partie supérieure du corps ou sur le visage des personnages, sans plan de situation et avec très peu de plans en contre-champ. En conséquence, l'espace diégétique imaginaire dans lequel le spectateur devrait pouvoir se projeter est fragmenté, inégal, rempli de tensions et de surprises. Dans la « scène du snack-bar », il devient évident lorsqu'Audrey quitte le cadre sur la droite et que l’autre femme entre dans le plan par la gauche que cette dernière a assisté à toute la dispute, alors que le spectateur n'était pas averti de sa présence. 

En outre, en raison de l'absence de plans de réaction et de plans en caméra subjective, nous ne voyons pas toujours ce qu'un personnage voit, ou encore à qui il s’adresse. Ceci est parfaitement illustré dans la géniale scène d'introduction de Trust, qui s'ouvre sur le visage boudeur de Maria en train de demander « 5 dollars » à un père alors invisible (et qui n'entrera dans le champ de vision qu'au moment de sa mort). Dans Surviving Desire, après avoir confessé à Henry qu'il est en train de tomber amoureux, Jude déclare qu'il se sent mieux et que « la serveuse est soudain beaucoup plus jolie que quand [il est] arrivé ». Une cinématographie classique aurait inséré un plan sur le visage de la serveuse. Pas Hartley. Cependant, ce long plan sur les deux amis en pleine conversation ne reste pas ininterrompu. Lorsque Jude décrit Sophie, nous découvrons un gros plan sur l'étudiante, elle-même assise avec sa camarade de chambre dans le même café bondé du campus, le regard ardemment fixé sur un point hors champ, ce qui crée l'illusion qu'elle est peut-être en train d'écouter Jude. Mais l'espace physique qui sépare les deux tables n'est jamais montré (ils sont en réalité assez éloignés et Sophie ne remarque pas la présence de Jude) : l'espace imaginaire créé par Hartley n'est pas réaliste. Dans d'autres cas, la fascination exercée par ce qui se déroule hors champ est établie à travers la seule bande-son : lorsque la mère de Maria et Matthew discutent, il y a toujours un troisième élément dans leur conversation. Cela peut également se construire dans l'imaginaire du spectateur, comme lorsque Maria est envoyée par sa mère dans la chambre de Peg et revient comme si elle n'avait rien vu. 

Les histoires d'amour d'Hartley ne peuvent être vécues dans le vide : Jude embarrasse Sophie en insistant que leur relation doit être « reconnue » par le monde extérieur : le regard des Autres est ce qui valide ce qui est en train de se passer entre eux. En d'autres termes, la vie des personnages est déterminée, cousue, « encadrée » par ce qui se déroule hors champ, c’est-à-dire le mécanisme caché du destin, la Machine Célibataire folle distribuant inégalement des sentiments de culpabilité, les péchés non seulement du père, mais également d'une société au bord de la faillite. 

Les protagonistes masculins d'Hartley sont des Œdipe modernes luttant pour composer avec l'amour, la responsabilité sociale et la foi mise à mal tandis que l'ombre du désastre les recouvre. Les femmes, également enfermées dans cette machine, sont en partie victimes, en partie de séduisants objets sexuels, et en partie des sphinx : leur simple présence interroge, trouble, perturbe la complaisance du discours masculin énoncé. Bien qu'elles ne soient pas moins « perdues » que leurs partenaires masculins, elles semblent avoir accès à un autre niveau de sagesse.

Dès The Cartographer's Girlfriend (dans lequel une femme anonyme entre à la fois dans l'appartement et dans la vie du protagoniste) ou encore Kid (la thèse universitaire d'Hartley), les liens entre hommes sont sévèrement mis à mal par l'apparition des femmes. Quelles que soient les difficultés qui l'accompagnent, l'amour hétérosexuel apparaît comme étant ce qui sauve les hommes de l'égocentrisme masculin et de sa bêtise à l'état pur (il faut cependant noter que Maria parvient à libérer Matthew de son père, alors que le lien pré-œdipien qui la lie à sa mère est plus tordu, plus pervers, et finalement plus difficile à briser). 

Après avoir botté des culs et affirmé sa masculinité dans les rues de New York, le protagoniste d'Ambitionrencontre une jeune femme qui lui dit avec le plus grand sérieux : « Le monde est un endroit dangereux et incertain. Quelques moments de respect et d'affection par-ci par-là, voilà tout ce que la vie a à offrir. » Il l'embrasse puis sourit de manière narquoise : « Je suis bon dans ce que je fais, » dit-il, pour immédiatement retourner à la question tortueuse de ce que cela signifie d'être un homme.

Flottant avec grâce entre ironie, désespoir urbain et romantisme, les films d'Hartley sont des contes fascinants, rigoureux et élégants sur la nécessité absolue de l'amour, etsimultanément, son impossibilité. 

21ème Festival international du film de Rotterdam - 1992